« On imaginerait bien un atelier où s’amassent des bouts de tissus en coton, velours, satin, taffetas, tulle ou voile et des chiffons, des rideaux, des pantalons, des robes, des vestes et autres habits…
On peut imaginer des tiroirs remplis pêle-mêle de boutons, de perles, de plumes, de rubans, de croquets, de dentelles et aussi de napperons, de biais, de boucles de ceinture, de paillettes comme sortis d’une mercerie en branle bas de combat …
On pourrait supposer autant trouver quelque part dans un coin des gants, des gants orphelins, des chapeaux ayant perdu leur chef, des foulards, des fourrures, des doublures, des cravates, des bobines de fil, des pelotes de laine, des pelotes enchevêtrées laissées pour compte…
Cependant dans tous ces fatras, on ne comptera jamais de ratons laveurs.
On ne sait d’ailleurs pas trop ce qu’ils feraient là.
Par contre, on y trouvera certainement des mites ou plutôt des mythes sans aucun doute !
Et c’est donc là que tout peut commencer.
Dans ce tohu-bohu joyeusement labyrinthique et périlleux, Myrtille Béal s’aventure et tire son fil, détricote les énigmes, déconstruit les histoires pour en échafauder d’autres où elle mettra en scène ses créatures.
Alors, rencontrer Myrtille Béal, c’est être surpris par son regard.
Il a presque la limpidité du premier regard sur le premier matin, un regard grand ouvert sur l’alentour et qui va bien au-delà vers un ailleurs, un regard qui scrute avec curiosité « l’autre chose », le hors-champ.
Elle est entre la douceur et la brutalité des choses offertes au monde et lorsqu’on approche ses personnages le sourire aux lèvres, le temps d’après, on n’est plus du tout rassuré… Un frisson nous glisse le long de la colonne vertébrale parce qu’elle donne à voir autrement.
Myrtille Béal pose un certain regard sur les choses de la vie, elle ébranle aussi bien les petites habitudes que les grands rituels, elle bouscule les archétypes freudiens, lacaniens et d’autres-empêcheurs-de-tourner-en-rond et remet sur le divan le monde inextricable des pulsions et de ce qu’elle définit comme « l’animalité » qui, pour elle, est « quelque chose de débordant, au-delà ou en deçà de l’humain, quelque chose de dégoulinant ».
De ces récits fabuleux, théâtre des dieux, des démiurges, des héros, des animaux, des hybrides symbolisant les forces naturelles, les puissances démoniaques, les énergies instinctives et les élans passionnés, Myrtille Béal mène le jeu et propose une approche étonnante de certains fondamentaux du monde et de la société qui a forgé ou qui véhicule ces mythes.
Les signes ostentatoires et autres attributs s’exhibent, sans peur et sans reproche aucun, puisque les détenteurs ne se prennent pas trop au sérieux ! Néanmoins, ils prennent très à cœur ce qu’ils laissent entendre.
Et quand bien même ils sont motus et bouche cousue, ils en disent long…
Toutefois il ne s’agit pas pour eux de dénoncer mais bien plutôt d’offrir la possibilité d’autres relations au monde, où tout un chacun pourra tenter de résoudre l’énigme ou de reformuler la réponse en une nouvelle question.
Ses sculptures sont les personnages d’un théâtre taillé à vif. Myrtille Béal orchestre avec brio les plus singulières facettes de l’humaine condition, la grandeur et la décadence d’une humanité qui se cherche aux confins du désir et du tourment.
Alors, son travail prend soudain une dimension presque sacrée face à la Création, elle recrée, ou plutôt, elle répare.
Une sorte d’étrange Tikkoun olam carnavalesque, si l’on peut risquer cette locution !
Une réparation du monde où les morceaux de verre de la tradition judaïque sont troqués par des bouts de tissus multicolores qui enchantent tout le spectre de la lumière.
Et s’il est de la responsabilité de l’homme de réparer le monde, l’artiste est alors un acteur d’élection.
Myrtille Béal œuvre ce qui nous constitue au cœur de nos existences ; ce que nous faisons, défaisons, tricotons, détricotons de fil en aiguille au fil du temps pour être au monde plutôt que d’attendre un paradis perdu.
Réparer le monde, cela appelle donc de la minutie et de l’attention.
Cette minutie se retrouve dans les gestes d‘assembler, de coudre, de broder et l’attention se pose dans la précaution apportée à toutes ces matières travaillées, qu’elles soient douces, rêches, lourdes ou vaporeuses.
A cet endroit de la création, on suppose quelque chose de voluptueux, au cœur de l’action cela se devine ! Le plaisir des doigts pianotant sur le tissu pour donner naissance à des créatures de ballades amoureuses, de danses macabres et autres valses endiablées.
On peut aussi soupçonner que ce sont elles qui mènent parfois le bal et entraînent Myrtille Béal hors des sentiers battus, tout comme cet « ange de tissu à la robe faite des cravates de « Papa » »…
Juste pour nous enchanter ou nous inquiéter !
Et si, comme dit Camus, il faut imaginer Sisyphe heureux, proposons-lui d’imaginer Sisyphe roulant une pierre chatoyante, remplie de plumes, cousue et brodée par Myrtille Béal… »
Isabelle Schmitt-Liseron
Mars 2019